Le mouvement en hommage à George Floyd, cet homme noir décédé à la suite de violences policières aux États-Unis, a ému le monde entier. À Rouen, ce mouvement a réuni plusieurs milliers de Rouennais à deux reprises en juin 2020 et a réveillé des colères noires. C'est le cas d'une militante qui se fait appeler Miss Attoua, figure du mouvement Floyd à Rouen. Elle dénonce l'esclavage, la colonisation et demande réparation.

Pour bien comprendre cette colère, il faut remonter dans l'histoire de l'esclavage et de la colonisation, une histoire méconnue qu'on devrait tous connaître.

Miss Attoua

« Un déni et une occultation de cette histoire »

Si le passé négrier du port du Havre (Seine-Maritime) n'est plus un tabou, le rôle du port de Rouen dans l'histoire de la traite des noirs l'est encore.  

"Quand on parle de l'histoire des migrations, on évoque toujours la Reconstruction, les immigrés qui sont venus travailler dans l'industrie automobile et autres... On invente une fiction qui débuterait après la fin des colonies, après-guerre, déplore Élise Lemercier, enseignante-chercheuse en sociologie à l'université de Rouen. Il faut bien comprendre que l'histoire des migrations s'inscrit dans une histoire beaucoup plus longue qui inclut l'histoire de l'esclavage et de la colonisation. Et aujourd'hui, il y a un déni et une occultation de cette histoire."

Si en 1716, Rouen était alors désigné pour être le 4e point de départ du commerce triangulaire des colonies françaises, après Nantes, La Rochelle et Bordeaux, ce sont finalement Le Havre et Honfleur qui se sont substitués à la capitale haut-normande — les deux ports maritimes deviendront respectivement les 3e et 7e port négrier français — en raison de l’impossibilité de faire remonter la Seine à des navires de gros tonnages jusqu'à Rouen. 

Entre 1715 et 1780, si les riches négociants et armateurs rouennais comme la famille des Le Coulteux n'apportaient pas leurs capitaux, le commerce triangulaire qui s'est développé entre Le Havre et Honfleur n'aurait pas pu exister.

Éric Saunier

Maître de conférences en histoire moderne à l'université du Havre

Dans l'ouvrage Figures d'esclaves : présence, paroles, représentations d'Éric Saunier, Richard Flamein, docteur en histoire à l'université de Rouen, consacre un chapitre entier à l'activité des Le Coulteux dans le commerce de traite. "Les Le Coulteux, sans être armateurs, sont engagés à plusieurs niveaux, pour une partie non négligeable de leurs activités de façon directe ou indirecte, dans l’économie négrière, à la veille de la Révolution", écrit-il.

L’engagement du capital bancaire rouennais dans la traite, qui s'observe dans d'autres familles du négoce rouennais (les Legendre, les La Rue, les Bouëtte...) mais aussi dans des fratries parisiennes, "participe au changement d’échelle de son économie dans la seconde moitié du XVIIIe siècle", souligne le doctorant.

L'entrée précoce des Rouennais dans la traite

À la veille de la guerre de Sept Ans, en 1753, le tiers des navires voguant vers les Antilles appartient à des Rouennais. "L’entrée des Rouennais dans l’économie de la traite havraise est à la fois plus précoce et plus progressive qu’on ne le pense", assure Richard Flamein.

"Relier l’activité havraise à son 'arrière-pays', tant rouennais que parisien, c’est accepter le fait d’une géographie en réseau de l’intéressement au trafic négrier, rompant avec le schéma de la responsabilité ponctuelle et exclusive des grands ports maritimes, ouvrant la voie à une lecture plus intégrée des enjeux économiques de la traite, dans le dernier tiers du XVIIIe siècle", analyse Richard Flamein.  

Suite au développement de ce commerce, des noirs ont débarqué sur les quais de Rouen, suscitant l'intérêt des habitants. "À l’instar de Jacques Lemonnier ramenant Narcisse, un petit nègre de 13 ans à son domicile de la rue du marché aux Veaux, ou d’Adrien Langlois, lequel emploie Mercure, un esclave âgé de 10 ans qui lui avait été donné en guise de paiement", évoque Éric Saunier. 

Adrien Langlois, capitaine de navire demeurant à Dieppedalle, déclare le 28 septembre 1773 la présence de Mercure, petit nègre âgé de 10 ans.

L'historien précise que ce n'était pas des esclaves, "car on ne pouvait pas avoir d'esclave à l'intérieur du territoire français". "Ils étaient plutôt mentionnés comme des passagers, mais ils n'avaient pas de raison d'être là, et ils ne l'avaient certainement pas choisi. Souvent, ils se retrouvaient à travailler dans le port, là où il y avait besoin de main-d'œuvre."

Sous Louis XVI, il existait même "un dépôt des noirs près du palais de justice, soit une sorte de prison, et une police des noirs". Une relation "ambiguë" est née entre les Rouennais et ces étrangers. "À un moment donné, on a estimé qu'ils étaient trop nombreux. Certains sont alors repartis", commente Éric Saunier.

Puis, après la Révolution, les Rouennais se sont assez vite détachés et opposés à la traite des noirs. "Contrairement aux Havrais, qui ont continué ce commerce jusqu'en 1840, les Rouennais, s'ils l'ont défendu au début, en ont vite fait le deuil. Avec les manufactures de faïence à Saint-Sever notamment, ils avaient d'autres cordes à leurs arcs."

Pour l'historien, les vagues migratoires vers Rouen se font plus tard. "Au XIXe siècle, il y a eu quelques migrations. Car si le port de Rouen n'était pas un port négrier comme Le Havre, il a eu un grand rôle colonial."

Un commerce étroit avec le Sénégal

"Il est vrai que l'on a longtemps dit que Rouen était LE port de l'Afrique", se souvient Guy Pessiot, historien local, avec la présence de la Compagnie du Sénégal et de Guinée. De nombreux produits étaient échangés. Les Rouennais importaient de la gomme du Sénégal, un produit naturel issu d'un arbre africain, nécessaire pour les manufactures rouennaises de textile. Comme monnaie d'échange, les Rouennais exportaient ensuite leurs tissus. 

Ces relations commerciales étroites avec le Sénégal, décrites dans les Annales de Normandie par l'historien du Sénégal colonial Roger Pasquier, ont engendré des migrations et quelques installations à Rouen.

Mais c'est vraiment après les deux guerres mondiales que les migrations vers Rouen s'accélèrent. Le territoire souffrait alors d'un réel déficit de main-d'œuvre, notamment à la SNCF, Renault, dans le bâtiment...

"Il existait déjà une communauté sénégalaise à Rouen, mais c'est vraiment à partir de ce moment-là que l'on parle d'immigration collective et de massification. On est alors allé chercher des travailleurs dans les anciennes colonies du Maghreb et de l'Afrique de l'Ouest, raconte Élise Lemercier. À leur arrivée sur le territoire, ces derniers étaient administrés par d'anciens colons, rapatriés des anciennes colonies. À l'époque, on se disait que comme ils avaient vécu avec ces peuples, ils devaient savoir mieux gérer cette main-d'œuvre qui ne parlait pas français. On recomposait alors la situation dans les colonies en France métropolitaine avec une trame de l'ordre sociale raciste."

La fermeture des frontières dans les années 70

Avant les années 70, beaucoup d'hommes seuls venaient d'Afrique pour travailler quelques années, avant de repartir dans leur pays. Quelques uns s'installaient aussi, au gré des rencontres. "On est allé les chercher, c'est vrai, il y a eu quelques opérations de recrutement au Maghreb. Mais c'est une image d'Épinal de dire qu'il n'y a eu que ça. Car il y a eu aussi beaucoup d'Africains qui sont venus par le bouche-à-oreille, parce qu'on leur disait qu'il y avait du travail ici et que les relations entre Rouen, la France et leurs pays sont historiques", observe Christophe Daum, anthropologue et maître de conférence au département de sociologie de l'université de Rouen.

"En général, un jeune venait travailler et envoyait de l'argent à sa famille restée au pays, avant de revenir chez lui quelques années plus tard pour s'installer, ouvrir un commerce ou autre. Ensuite, c'était un autre membre de la famille qui venait travailler en France. Cela tournait beaucoup", relate Élise Lemercier.

Jusqu'à ce que dans les années 70, avec la fermeture des frontières de la France, les visas soient beaucoup plus difficiles à obtenir. "Giscard d'Estaing a finalement rendu captifs les étrangers, commente la sociologue. Ayant peur de ne pas pouvoir revenir, ces étrangers sont alors restés, ont fait venir leur famille et se sont installés dans les logements les moins chers du marché, les grands ensembles de la Reconstruction, désertés par les Rouennais, car souvent en mauvais état et plein de malfaçons..."

Aujourd'hui, les migrations des anciens pays colonisés vers Rouen continuent mais sont difficiles, fermeture des frontières oblige.

"Il y a encore des jeunes qui arrivent, notamment des régions du fleuve (Sénégal, Mauritanie, Guinée...), qui sont historiquement une terre d'immigration vers Rouen. Ils connaissent toujours ici un cousin ou un parent. Mais la situation est très difficile aujourd'hui pour eux. Ce sont souvent des mineurs isolés qui ont du mal à se faire régulariser", observe Christophe Daum, anthropologue.

Le concept de l'ethnoscape

Malgré ces épreuves, ces jeunes continuent de migrer à Rouen. "C'est le concept de l'ethnoscape, l'image qu'ils ont de Rouen, de la France qu'on leur a racontée, qu'on leur a fait imaginer... Un peu comme l'image qu'on a de New York même quand on n'y est jamais allé. Même si c'est difficile, on continue d'y aller pour voir, pour voir si c'est comme on l'avait imaginé", raconte Élise Lemercier. À cela s'ajoutent les multiples raisons des départs des migrants : guerre, climat, pauvreté...

Celle qui étudie les traces laissées par l'Empire colonial français dans les anciennes colonies est catégorique : "L'imaginaire des migrants est très lié à l'histoire coloniale qui a laissé des marques dans des pays comme le Sénégal, que ce soit dans les institutions ou auprès des citoyens. Il faut savoir que même aujourd'hui, on retrouve encore une structure napoléonienne dans le droit sénégalais !"

Certains normands comme David Jacob, musicien de Trust du Havre, se revendiquent comme des descendants d'esclaves.

Y a-t-il des descendants d'esclaves aujourd'hui à Rouen ? L'historien Éric Saunier précise qu'il est très rare de réussir à faire des liens directs, car il y a très peu de données précises : "Il est difficile de savoir si ces personnes issues de la traite sont restées à Rouen. D'une part, parce qu'elles étaient visiblement très peu nombreuses, d'après ce que l'on sait. Et d'autre part, parce qu'on ne sait pas si elles sont ensuite parties travailler à Paris ou encore rentrées en Afrique."

Mais le poids de l'histoire semble peser sur les épaules d'immigrés comme Miss Attoua, qui voudrait des actions fortes pour réparer ce passé douloureux. Tête haute, cette femme, née d’un père sierra-léonais et d’une mère ivoirienne, est arrivée en France à l’âge de 11 ans. 

"Mes pères ont subi l’esclavage, la colonisation, ont été arrachés à leurs propres terres pour aller servir les Européens… Cela fait partie de moi, de mon identité. Des millions d’Africains ont été déportés pendant la traite des Noirs, notre continent a été pillé et continue de l’être. Mais pourquoi ? Tant qu’il n’y aura pas réparation, nous ne serons pas apaisés."

Mardi 23 juin 2020, la statue de Christophe Colomb, pont Boieldieu, a été retrouvée dégradée.

Si elle ne soutient pas les dégradations des statues, comme celle de Christophe Colomb à Rouen, elle comprend le malaise qui existe autour de ces figures controversées.

"J'aimerais qu'on organise une table-ronde, quelque chose pour que tout le monde connaisse cette histoire et qu'ensemble, avec les Rouennais, la Ville... On décide si on doit rebaptiser des noms de rues, déboulonner certaines statues ou si on doit les garder au nom de notre histoire commune."

Koura Diouf, qui œuvre notamment pour aider les jeunes mineurs isolés au sein de l'association Pour un avenir meilleur, pense que Rouen devrait faire une force de ces migrations d'hier et d'aujourd'hui : "Moi-même, je suis née ici d'une mère Sénégalaise, qui est venue s'installer à Rouen. J'ai grandi entre deux cultures et c'est une richesse incroyable."

Pour elle, il ne s'agit pas de demander réparation. Son discours est complémentaire à celui de Miss Attoua. Au lieu de se plonger dans le sombre passé, Koura Diouf aimerait que ces migrations soient mises en avant quelque part dans la ville. "Il faut valoriser les différences culturelles, souligne-t-elle. Et c'est aussi à la population migrante de se mettre en valeur, de mettre en avant ce qu'elle a appris de son pays d'origine." Elle imagine un lieu culturel dédié aux migrations.

Une histoire aux multiples facettes

Laurent Fabius, président de la Créa (ancienne Métropole Rouen Normandie) en 2010, avait déjà voulu mettre en avant ce passé méconnu de Rouen dans un fascicule réalisé avec Éric Saunier.

À l'époque, Laurent Fabius et Christophe Bouillon, l'ancien vice-président en charge de l'Action culturelle de la Créa, voulaient "porter un éclairage sur cette page d’histoire mal connue" pour dévoiler au grand public "le rôle indispensable des capitaux des négociants de Rouen dans le démarrage de ce commerce honteux".

Aujourd'hui, des visites guidées sur le passé colonial de Rouen sont également évoquées dans le milieu touristique rouennais.

L'historien Éric Saunier n'est pas opposé à ces initiatives, mais pour lui, "cela doit être bien réfléchi et documenté" :

Dans la traite des noirs, les monarchies africaines ont aussi joué leur jeu. Il faut savoir que des noirs ont vendu d'autres noirs dans ce commerce. Dans ces projets, il faut accepter toutes les facettes de l'histoire.

Éric Saunier

Maître de conférences en histoire moderne à l'université du Havre

Ce que réclame l'historien, c'est la nuance, et un véritable travail scientifique.Table-ronde, lieu culturel, visite-guidée... reste à décider quelle forme pourrait prendre cette réflexion autour d'un complexe passé commun.

Rouen, ville d'accueil ?